Au début de « La promesse de l’aube », le jeune Romain Gary assiste à l’humiliation de sa mère devant leurs voisins – petits bourgeois haineux et xénophobes – de la ville polonaise de Wilno où ils se sont installés (aujourd’hui Vilnius en Littuanie, voir sur ce blog « Voyage au centre de l’Europe »). Mortifié par tant de méchanceté et submergé de honte le jeune Romain décide d’en finir avec la vie. Pour cela il rejoint sa cachette favorite au milieu d’un dépôt de bois situé au fond de la cour de son immeuble. Cet entassement de bûches est si fragile qu’une simple poussée des jambes et du dos peut provoquer l’effondrement fatal…
« Je me mis en position.
Puis je me rappelai que j’avais dans ma poche un morceau de gâteau au pavot que j’avais volé le matin dans l’arrière-boutique d’une pâtisserie située dans l’immeuble, et que le pâtissier laissait sans surveillance lorsqu’il avait des clients. Je mangeai le gâteau. Je me remis ensuite en position et, avec un gros soupir, me préparai à pousser.
Je fus sauvé par un chat.
Son museau apparut brusquement devant moi entre les bûches, et nous nous regardâmes un instant avec étonnement. C’était un incroyable matou pelé, galeux, couleur de marmelade d’oranges, aux oreilles en lambeaux et avec une de ces mines moustachues, patibulaires et renseignées que les vieux matous finissent par acquérir à force d’expériences riches et variées.
Il me regarda attentivement, après quoi, sans hésiter, il se mit à me lécher la figure.Je n’avais aucune illusion sur les mobiles de cette soudaine affection. J’avais encore des parcelles de gâteau au pavot répandues sur mes joues et mon menton, collées par mes larmes. Ces caresses étaient strictement intéressées. Mais cela m’était égal. La sensation de cette langue râpeuse et chaude sur mon visage me fit sourire de délice – je fermai les yeux et me laissai faire – pas plus à ce moment-là que plus tard, au cours de mon existence, je n’ai cherché à savoir ce qu’il y avait, exactement, derrière les marques d’affection qu’on me prodiguait. Ce qui comptait, c’est qu’il y avait là un museau amical et une langue chaude et appliquée qui allait et venait sur ma figure avec toutes les apparences de la tendresse et de la compassion. Il ne m’en faut pas davantage pour être heureux.
Lorsque le matou eut fini ses épanchements, je me sentis beaucoup mieux. (…)
J’ai toujours pensé depuis qu’il vaut mieux avoir quelques miettes de gâteau sur soi, dans la vie, si on veut être aimé d’une manière vraiment désintéressée. »