Vieille ville de Varsovie, place du marché
CARNET DE VOYAGE N° 2
Découvrir une ville en parcourant au petit matin une douzaine de kilomètres à travers rues et avenues, parcs et places, est une méthode infaillible pour créer une sorte d’intimité entre soi et la cité. Ce matin, quelques jours après Berlin, c’est à Varsovie que j’ai créé ce lien privilégié.
Départ un peu avant six heures de l’hôtel situé au nord de la ville : les larges boulevards caractéristiques de l’urbanisme soviétique sont ici parfaitement spectaculaires. Mais l’émotion est vite au rendez-vous quand je m’aperçois que cette partie de la ville correspond au territoire de l’ancien ghetto. J’ai beau me concentrer, je n’entends que le bruit assourdi de mes Nike sur le macadam, aucune note de musique ne parvient à mes oreilles : à l’évidence, le pianiste s’est définitivement tu.
Ces avenues portent parfois de noms chargés d’histoire récente comme Solidarnosc ou Jean-Paul II. En progressant dans la première, je me souviens des apparitions nombreuses d’Yves Montand à la télévision dans les années quatre-vingt, le célèbre petit badge à la boutonnière. Dans la seconde, portant le nom du pape polonais, me revient la formule si peu prémonitoire du petit père des peuples : « Le Vatican ? Combien de divisions ? »
Je cours déjà depuis une demi-heure quand, accompagnant le soleil qui vient de se lever, les Polonais semblent tous rejoindre leur lieu de travail en même temps. Dans une perpendiculaire, j’aperçois la façade caractéristique d’une vieille connaissance : le Palais de la Culture et de la Science, gigantesque kouglof stalinien entraperçu jadis, à une époque où il avait le monopole du ciel de Varsovie, grâce à sa hauteur plus que respectable. Aujourd’hui, battu d’avance dans un monde qui n’est plus le sien, il est noyé au milieu d’une dizaine de gratte-ciel qui font presque de la capitale polonaise une ville américaine.
Deux kilomètres supplémentaires et j’entame la traversée du plus beau pont de la ville sur la Vistule. Pour moi, une ville continentale n’est pas une véritable ville sans fleuve. Celui qui traverse Varsovie, large et majestueux, m’est également familier car je le croise fréquemment dans sa forme adolescente du côté de Cracovie lors des
Voyages de la Mémoire organisés par le Conseil général 06 à Auschwitz.
L’heure de course est désormais dépassée et il est temps de rentrer. Je décide donc de remonter vers le Nord en traversant la Vieille ville. Places, églises, maisons bourgeoises, places fermées ou ouvertes : tout est magnifique dans cette vieille ville. Pourquoi alors ce sentiment de gêne qui m’envahit ? Celui-ci n’est pas dû à la rudesse de la pente de certaines rues pavées, mais au fait que la ville ayant été complètement détruite pendant la guerre, on l’a reconstruite à l’identique.
J’ai toujours pensé que les vieilles pierres absorbaient, âme après âme, les générations successives qui les ont habitées et servies pour rassurer les vivants et les aider à être eux-mêmes. Ce fut le sens de mon combat à Nice pour la Gare du Sud. Or, reconstruire à l’identique, pour moi, c’est construire un décor. Ni plus, ni moins.
Mais, comme je ne veux pas me fâcher avec la moitié de la Pologne et accessoirement avec ma coéquipière, je veux bien admettre qu’après plusieurs décennies dans les limbes, les âmes de Varsovie ont pris en considération la patine du décor et accepté de le réinvestir. Mais franchement, je n’en suis pas tout à fait sûr...