En cette période de Tour de France, comment ne pas évoquer Antoine Blondin, chroniqueur iconoclaste et tendre d’une trentaine de Grandes boucles. Je le fais avec son très joli roman, « L’humeur vagabonde ».
Ecrasé par une existence qui n’est pas une vie, Benoît se sent d’humeur vagabonde. Personnage singulier – à mi-chemin entre Rastignac et « L’étranger » - il abandonne femme et enfant pour tenter fortune à Paris. Rejeté par des cousins snobs, inquiété par la maréchaussée à la suite d’un ridicule quiproquo au Père Lachaise, il retourne bien vite au pays.
Hélas ! Le soir de son retour, sa mère le prend pour un amant de sa femme et tue l’épouse supposée infidèle. Benoît retourne à Paris. Devenu, contre son gré, un personnage sulfureux, il est accueilli à bras ouverts par les cousins qui lui ouvrent les salons parisiens où il devient un objet de curiosité. Mais, avec la fin du procès de sa mère, le soufflé va retomber et Benoît reprendre son anonymat. Dans les toutes dernières pages du roman, on le retrouve figurant de cinéma. Avec ses collègues, il reste bloqué, des heures durant, dans un décor ferroviaire attendant le bon vouloir du réalisateur. En fait, il s’agit d’une brillante et émouvante métaphore où tout est dit : l’humeur vagabonde et son contraire. A moins que ce ne soit l’inverse.
(…)
Non, Dolorès m’a dit : « J’ai rêvé qu’on me donnait un bout de rôle. » Puis, elle a repris sa posture, comme nous tous, la posture qui nous est assignée dans ce scénario, dont nous ne connaissons jamais que le fragment qui nous concerne, et encore !
Les bouts de rôle, ça n’a qu’un temps ; je suis payé pour le savoir. On s’en remet mal ; on ne sait plus si l’on est d’ici ou d’ailleurs. Des charmes contradictoires continuent de vous suivre, qui vous divisent et finalement vous paralysent : on n’est plus de nulle part, et meurtri.
Il faut bien en revenir à la figuration qui est un art de l’esquive. « Pas pris, pas vu », c’est notre maxime quotidienne. La caméra rejette celui qu’elle a repéré. Tant que nous ne tombons pas sous son œil nous pouvons revenir le lendemain accomplir notre simulacre. Chacun de nos jours est impliqué par notre néant de la veille.
Artistes bien sûr, comme tout le monde, mais artistes de complément, on n’exige rien de nous que cette minceur pelliculaire entre la présence et l’absence ; nous sommes là pour faire nombre. Tout ce qu’on nous demande c’est de ne pas bouger. Et pourtant, tels que nous voilà dans ce wagon immobile, nous sommes ceux qui ont eu l’humeur vagabonde.
C’est la nuit maintenant, manteau des déracinés. Sous la veilleuse qui veille quoi, la religieuse se prend à égrener son chapelet, le monsieur décoré se déchausse en douce, le pêcheur remaille son filet, le vieux jockey se sent le derrière entre deux selles, les archiducs s’endorment au garde-à-vous, Dolorès achève des lainages pour ses enfants qu’elle n’achève pas… et moi, j’attends que les communications soient rétablies entre les êtres.
Un jour, peut-être, nous abattrons les cloisons de notre prison ; nous parlerons à des gens qui nous répondront ; le malentendu se dissipera entre les vivants ; les morts n’auront plus de secrets pour nous.
Un jour, nous prendrons des trains qui partent.
3 commentaires:
Bon bah moi, rien à voir avec le tour... Je vous propose un auteur français que j'espère très crânement vous faire aimer, tout du moins vous donner envie de lire la suite...
"Les poils de mon âme se hérissent encore quand je revois sa première apparition parmi nous.
C'était un soir, il y a un mois de ça. J'attendais la visite de Julie qui nous avait promis un nouveau grand-père. On était tous à table. Clara et Papy-Rognon nous avaient mitonné des cailles dodues comme les marmots de Gilles de Rays. Fourchettes et couteaux levés, on était sur le point de se les faire, toutes nues sur leur canapé, quand soudain: Dring!
- C'est Julia! je m'écrie.
Et mon cœur bondit tout seul vers la porte.
C'était bien ma Corrençon, ses cheveux, ses volumes, son sourire et tout. Mais derrière elle... Derrière elle, le vieillard le plus démoli qu'elle eût jamais introduit ici. ça avait dû être plutôt grand, mais c'était si bien cassé que ça n'avait plus de taille. ça avait dû être plutôt beau, mais si les morts ont une couleur, la peau de ce type avait cette couleur-là. Mais le plus impressionnant c'était qu'à l'intérieur de cette carcasse et au fond de ce regard on sentait une vitalité affreuse, quelque chose de résolument increvable, l'image même de la mort vivante que donne la fringale d'héroïne aux grands camés en état de manque. Dracula soi-même!
Julius le Chien avait filé en grondant se planquer sous un plumard. Couteaux et fourchettes nous étaient tombés des mains, et, dans nos assiettes, les petites cailles en avaient la chair de poule.
Finalement, c'est Thérèse qui a sauvé la situation. Elle s'est levée, elle a pris le déterré par la main et elle l'a conduit jusqu'à son guéridon où elle a immédiatement entrepris de lui fabriquer un avenir, comme elle l'avait fait pour les trois autres grands-pères.
Moi j'ai entrainé Julie dans ma chambre, et je lui ai joué la scène de la fureur chuchotée.
- Pas un peu cinglée, non ! Nous amener un mec dans un état pareil ! Tu tiens à ce qu'il crève ici? Tu trouves que ma vie est trop simple?
Elle a un don, Julie. Le don des questions qui me sectionnent. Elle a demandé:
- Tu ne l'as pas reconnu ?
- Parce que je suis censé le connaitre ?
- C'est Risson.
- Risson ?
- Risson, l'ancien libraire du Magasin.
Le Magasin, c'était la boite qui m'employait avant les éditions du Talion. J'y jouais le même rôle de Bouc Émissaire, et je m'en suis fait virer après que Julie eut écrit dans son canard un grand article sur la nature de mon boulot. Il y avait en effet un vieux libraire là-bas, tout droit, tête blanche, splendide, dingue de littérature, mais d'une nostalgie sauvagement nazillonne. Risson ? J'ai défroissé l'image du petit vieux tout ruiné qu'elle venait de nous refiler, et j'ai comparé... Risson ? Peut-être."
Daniel Pennac - La Fée Carabine
Oh que c'est beau...que de lire aussi la première fois, et déjà... de reconnaître ce qui pourtant était, comme à l'ombre mais au devant de soi.
Salut Patrick
de très belles lignes d'un auteur jugé souvent trop populaire par une certaine élite...
Un artiste peut il être populaire ?
Je vois que le blog continue à fonctionner même en vacances.
Amitiées
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