22 septembre 2010

Les pages que j’aurais aimé écrire (4)


Les morts est une nouvelle de James Joyce qui, sous le titre Les gens de Dublin, sera porté à l’écran par John Huston qui signera là sa dernière réalisation avant de mourir avec un film bouleversant d’humanité.

Nous sommes à Dublin au tout début du siècle dernier, un soir de Noël où la neige tombe en abondance. Chez les vieilles demoiselles Morhan, Gabriel passe une agréable soirée, convenue mais joyeuse et bien arrosée, avec sa femme Gretta et une vingtaine de convives, petits notables pour la plupart. A l’issue de la soirée, Gretta, profondément bouleversée par un chant traditionnel, va confier à son mari que jadis un jeune homme est littéralement mort d’amour pour elle. Gravement malade, Michael Furey – c’était son nom – avait chanté un soir de tempête sous sa fenêtre pour revoir une dernière fois la jeune Gretta qui allait quitter la région.

Cette révélation va provoquer chez Gabriel une douloureuse remise en question : comme la neige, la vie se dissout trop vite… ne vaut-il pas mieux vivre une passion destructrice, quitte à en mourir, plutôt que d’étouffer ses sentiments sous la grisaille d’une vie paisible ?

« L’air de la pièce lui glaçait les épaules. Il s’allongea avec précaution sous les draps et se coucha près de sa femme. Un par un, ils devenaient tous des ombres. Mieux valait passer hardiment en cet autre monde, dans la pleine gloire de quelque passion, que de s’effacer et se dessécher lamentablement au fil des années. Il songea à la façon dont celle qui reposait à ses côtés avait enfermé dans son cœur pendant tant d’années cette image des yeux de son amant à l’instant où il lui avait dit qu’il ne souhaitait pas vivre.

Des larmes généreuses emplissaient les yeux de Gabriel. Il n’avait jamais lui-même rien éprouvé de tel pour une femme, mais il savait qu’un tel sentiment devait être l’amour. Les larmes se pressèrent plus drues, et dans la demi-obscurité il crut voir la forme d’un adolescent debout sous un arbre dégoulinant de pluie. D’autres formes étaient à proximité. Son âme s’était approchée de cette région où demeurent les vastes cohortes des morts. Il avait conscience de leur existence capricieuse et vacillante, sans pouvoir l’appréhender. Sa propre identité s’effaçait et se perdait dans la grisaille d’un monde impalpable : ce monde bien matériel que ces morts avaient un temps édifié et dans lequel ils avaient vécu était en train de se dissoudre et de s’amenuiser.

Quelques petits coups légers sur la vitre le firent se tourner vers la fenêtre. Il avait recommencé à neiger. Il suivit d’un œil ensommeillé les flocons argentés et sombres qui tombaient obliquement dans la lumière du réverbère. Le temps était venu pour lui d’entreprendre son voyage vers l’Ouest. Oui, les journaux avaient raison : la neige était générale sur toute l’Irlande. La neige tombait sur chaque partie de la plaine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d’Allen, et, plus loin vers l’ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s’amoncelait drue sur les croix des pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme défaillait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts. »

2 commentaires:

cléo a dit…

Je ne savais pas que c’était une question ni qu’on touchait là à des choses volontaires…On pourrait choisir l’idiotie ?
Voici, qui n’en revient pas encore, Belle du seigneur…
« Attentes, ô délices, attentes dès le matin et tout le long de la journée, attentes des heures du soir, délices de tout le temps savoir qu’il arriverait ce soir à neuf heures, et c’est déjà du bonheur.
Aussitôt réveillée, elle courait ouvrir les volets et voir au ciel s’il ferait beau ce soir. Oui, il ferait beau, et il y aurait une nuit chaude avec beaucoup d’étoiles qu’ils regarderaient ensemble, et il y aurait du rossignol qu’ils écouteraient ensemble, elle tout près de lui, comme la première nuit, et ensuite ils iraient, iraient se promener dans la forêt, se promener en se donnant le bras. Alors, elle se promenait dans sa chambre, un bras arrondi, pour savourer déjà. Ou bien, elle tournait le bouton de la radio, et si c’était une marche guerrière déversée de bon matin, elle défilait avec le régiment, la main à la tempe, en raide salut militaire, parce qu’il serait là ce soir, si grand, si svelte, ô son regard.
Parfois, elle refermait les volets, tirait les rideaux, fermait à clef la porte de sa chambre, mettait des boules de cire dans ses oreilles pour n’être pas dérangée par les bruits du dehors, bruits que cette belle pédante appelait des réducteurs antagonistes. Dans l’obscurité et le silence, couchée, elle fermait les yeux pour se raconter, souriante, ce qui s’était passé hier soir, tout ce qu’ils avaient dit et tout ce qu’ils avaient fait, se le raconter, blottie et ramassée, avec des détails et des commentaires, s’offrir une fête de racontage à fond, comme elle disait, et puis se raconter aussi ce qui se passerait ce soir, et il lui arrivait alors de toucher ses seins.
(…°)
Attentes, ô délices. Après le bain et le petit déjeuner, merveille de rêvasser à lui, étendue sur le gazon et roulée dans des couvertures, ou à plat ventre, les joues dans l’herbe et le nez contre de la terre, merveille de se rappeler sa voix et ses yeux et ses dents, merveille de chantonner, les yeux arrondis, en exagérant l’idiotie pour mieux se sentir végéter dans l’odeur d’herbe, merveille de se raconter l’arrivée de l’aimé ce soir, de se la raconter comme une pièce de théâtre, de se raconter ce qu’il lui dirait, ce qu’elle lui dirait. En somme, se disait –elle, le plus exquis c’est quand il n’est pas là, c’est quand il va venir et que je l’attends, et aussi, c’est quand il est parti et que je me rappelle. Soudain, elle se levait, courait dans le jardin avec une terreur de joie, lançait un long cri de bonheur. Ou encore elle sautait par dessus la haie de roses. « Solal ! »criait cette folle à chaque bond.
Parfois, le matin, alors qu’elle était absorbée par quelque tâche solitaire, tout occupée à cueillir des champignons ou des framboises, ou à coudre, ou à lire un livre de philosophie qui l’ennuyait, mais il fallait se cultiver pour lui, ou à lire avec honte et intérêt le courrier du cœur ou l’horoscope d’un hebdomadaire féminin, elle s’entendait tout à coup murmurer tendrement deux mots, sans l’avoir voulu, sans avoir pensé à lui. « Mon amour », s’entendait-elle murmurer. « Vous voyez, mon chéri, disait-elle alors à l’absent, vous voyez, même quand je ne pense pas à vous, en moi ça pense à vous. »

ANTONIN a dit…

"Il n'est pas interdit de penser que, si l'Angleterre n'a pas été envahie depuis 1066, c'est que les étrangers redoutent d'avoir à y passer un dimanche.
Mais il est permis -si l'on compare le dimanche anglais qui vous contraint à l'ennui au dimanche français qui vous conntraint à l'amusement- de se demander quel est celui des deux qui est, en définitive, le plus dur à passer.
Beaucoup de Français s'interrogent toute la semaine sur ce qu'ils feront le dimanche. Très souvent le dimanche arrive sans qu'ils aient repondu à la question. Du moins est-il ainsi avec les Taupin ou les Robillard, qui m'ont maintes fois avoués:
"Que voulez-vous, le dimanche on ne sait pas quoi faire..."
Je ne connait peu-être rien de plus accablé, ni de plus accablant à voir, que la tête dominicale de M. Robillard s'amusant à pousser lui-même le dernier né dans son landau le long des Champs-Elysées, distribuant une taloche à l'aîné parce qu'il à traversé tout seul, attrapant la petite parce qu'elle ne voulait pas traverser du tout, demandant à madame, alléchée par les devantures: "Tu avance, oui ou non?" enfin penetrant dans le Bois au milieu d'un flot de promeneurs dont la tête ressemble curieusement -j'allais écrire furieusement...- à la sienne.
Tout ce monde qui marche, marche jusqu'à un certain point où il s'arrête, s'assoit et commence à regarder le monde qui marche vers d'autres points, tandis que le monde qui roule regarde le monde assis le regarder passer.
Le dimanche, la moitié de la France regarde l'autre.
Les Parisiens en tenue de campagne rendent visite aux campagnards déguisés en tenue de ville.
Les premiers s'étonnent de voir tant de drap noir et de cols blancs parmi les vaches et la luzerne; les seconds considèrent avec quelque méfiance ces faux Anglais en veste de tweed et sans cravate...
A la fin des belles journées, les en-voiture, retour de la campagne, regardent avec quelque mépris les à-pied qui ont dû se contenter de l'air du Bois, lesquels sourient goguenards devant la file des autos agglutinées en se demandant s'il ne faut pas être un peu-oui pour aller faire la queue sur l'autoroute. Cependant la foule des "sportifs" -ceux des hippodromes qui ne comprennent pas comment on peut passer son dimanche à voir des gens taper sur un ballon et ceux des stades qui se demandent comment on peut avoir plaisir à confier son argent à des chevaux -s'allient un instant pour unir dans un même mépris leurs concitoyens qui perdent leur temps sur la route ou dans les avenues.
en été, assis sur des chaises cannées extraites de leur loges, les concièrges attendent, commentent, et pointent les retours."...

Texte extrait du Daninoscope, de Pierre Daninos, qui, même s'il date un peu, est valable aussi bien le vendredi, veille de week-end, car ce sera à chaque fois pareil, que le lundi, car ça a été à chaque fois pareil.


ANTONIN