Dimanche 23 janvier 1944. Cruzille.
Il est 11 heures 30. Edgar Ponthus jette un coup d’œil à l’ordre du jour et s’apprête à clore la séance du Conseil municipal. Une de plus. C’est que depuis 1929, celui qui fut le plus jeune maire de France en a présidé quelques-uns. Aujourd’hui, à 45 ans, il a pris la mesure de ces assemblées de paysans durs au mal et âpres au gain, lui, le voyageur de commerce. Avant-guerre, on parlait même de députation pour ce jeune notable qui avait réussi l’exploit de faire financer la restauration du toit de l’église par une population plutôt anticléricale…
Mais en ce jour d’hiver 44, on est loin de cette période somme toute heureuse de la fin de la IIIe République. En fait, depuis le début de la tragédie, Edgard mène une double vie : l’élu est aussi un résistant. La région est truffée de maquis utilisant les bois de buis et les petites forêts comme base de repli. Sous le nom de code de Gobert, Edgard utilise sa fonction de maire pour, notamment, établir de fausses cartes d’identité ou délivrer des tickets et des bons de ravitaillement aux patriotes qui se cachent. Plus tard, il sera un des pionniers de la formation de l’Armée Secrète : il participe à des parachutages, cache armes et munitions.
Mais avec « l’invasion » de la zone Sud, les Allemands se font de plus en plus présents et pressants. Edgard se sent en danger et a peur pour sa famille. C’est pour cela que Joséphine, sa femme, Edith (ma mère) et Colette, ses filles de 18 et 16 ans dorment chez un voisin, au cas où…
Aussi n’est-il pas particulièrement surpris quand, dans la salle du Conseil, surgit Colette, sa cadette, entourée de deux hommes – chapeaux et manteaux de cuir – dont l’appartenance à la Gestapo ne laisse aucun doute.
Une demi-heure plus tôt, deux tractions avant Citroën se sont arrêtées devant la maison familiale en bas du village sur la place du lavoir. Trois Allemands se sont engouffrés dans la salle à manger du rez-de-chaussée amenant avec eux Pagenel, le chef de l’AS à Cormatin, préalablement arrêté. Bien renseignés, ils interrogent avec calme Colette, Joséphine et enfin Edith, qui a rejoint le groupe au retour d’une visite chez une voisine. Et c’est ainsi que deux d’entre eux, guidés par la plus jeune des filles d’Edgard, se rendent à la mairie.
Face à la Gestapo, Edgard ne se fait pas beaucoup d’illusions ; il pense surtout à la sécurité des siens qu’il avait toujours tenus à l’écart de ses activités de l’ombre. Toute fuite étant impossible et toute résistance inutile, le groupe rejoint la maison en passant par le petit raccourci herbeux qui va de la mairie à la place du village.
Il est 12 h 45 quand Edgard retrouve les siens. Il est rassuré car ces derniers ne seront apparemment pas inquiétés. Mais son visage douloureux est celui des adieux car lui, à ce moment précis, il sait…
On lui laisse juste le temps d’accomplir un dernier geste républicain. C’est à sa femme qu’il confie les clés de la mairie en lui disant, avec une ironie un peu gauche, « désormais, je n’en aurai plus besoin ».
Déjà, on l’entraîne dans l’une des voitures noires, direction Blanot, où d’autres arrestations sont programmées : les corbeaux avaient eu la dénonciation généreuse.
Le soir puis le mois qui suivirent, dans la sinistre prison du fort de Montluc à Lyon, il sera interrogé et torturé. Pagenel, lui, ne passera pas la première nuit. Puis ce sera Compiègne et les wagons plombés pour Flossenbürg, le camp de concentration à la frontière germano-tchèque, où il restera jusqu’à l’ordre d’évacuation rendu nécessaire par l’avance de l’armée américaine.
C’est au cours de cette retraite qu’Edgard contractera le typhus qui lui sera fatal. Son corps sera jeté sans ménagement sur le ballast, quelque part vers Prague, le 21 avril 1945.
Mercredi 15 juillet 2009. Cruzille.
Sous le soleil d’été, le village semble figé.
La mairie est toujours là, la maison familiale vendue il y a une dizaine d’années aussi. Massive, sa silhouette domine la place face à la fontaine et au lavoir. Sur la façade, une plaque en marbre chuchote la mémoire de ces événements d’hier aux passants désœuvrés et aux paysans affairés.
C’était Edgard, l’élu républicain, le Résistant.
C’était mon grand-père. Ce grand-père que je n’ai jamais connu.
Cruzille : la maison et le lavoir, la mairie
13 commentaires:
Merci de ces précisions Patrick.
Je ne sais ce que l'Oncle Georges avait pu avoir comme informations ficelles de ces évènements. Le maquis était forcément complexe, et forcément, certains n'avait pas toujours les quatre pieds blancs en cette période trouble. Je sais que George et ses frères, et donc mon père, ont perdu leur frère Eugène le 25 mai 1944, fusillé à Irigny par un escadron en déroute. L'histoire est que Georges et Eugène, prévenus à temps, se sont sauvés de leur cache, mais Eugène eu la fatale décision de revenir sur ses pas pour récupérer son arme, oubliée dans la précipitation.
Je vais dire un truc affreux... Ils sont magnifiques ces posts... leur rareté les rend encore plus appréciables...
ça me navre de voir si peu de com sur des textes pareils !! Ils seraient adaptés à l'écran, nombreux seraient ceux qui iraient les voir et trouveraient les mots qui semblent leur manquer ici... Come on people !! On peut être timide, réservé, ne pas oser se montrer, mais là, devant le mur de ces histoires si poignantes, l'anonymat permet d'exprimer ce que le ressenti nous balance de plein fouet quand on pense à ces personnes qui ont fait notre pays, qui se sont battus jusqu'à la mort pour des valeurs...
Aucun sms, aucun moyen de com ne pourra mieux exprimer nos sentiments qu'un petit mot laissé sur le marbre... même si c'est celui de la toile...
Alors, lecteur de ce blogo, habitué ou pas, anonyme ou pas, lâche toi !! pour que ces mots ne soient pas qu'une bouteille dérivant dans la mer des connections...
Signé : ANONYME
Se lâcher avec des mots qui manquent n'est pas facile chère "anonyme". Car les mots manquent et pour cause, c'est poignant et... les mots me manquent.
Je pense que tu as raison Claudio : ce n'est déjà guère évident de dire les choses quand un billet est très personnel et affectif, ça l'est encore moins quand en plus il contient une dimension dramatique.
Autant on peut écrire des billets qui nous impliquent (je me souviens des très beaux posts dans lesquels tu parles de ta famille), autant commenter ceux des autres est souvent difficile...
Pour ma part, pas de commentaires est le signe d'un respect qui peut aussi s'exprimer par le silence.
Intense et bouleversant sont les 2 adjectifs qui me viennent a l’esprit ;et sans aucune pudeur de vous vous avouer mes larmes provoquées par la lecture de ses 2 derniers post
puis il ya ce film Le vieux fusil" un des fims les plus intenses émotionnellement sur la 2nde guerre mondiale, inspirée d’un fait réel en 1944, l’organisation d’une action punitive par les allemands sur une petite commune, l’Oradour-sur-Glane, où la présence de maquisards leur avait été signalée :
Quelle connerie la guerre, comme le dit si bien Prévert !
Pénélope
Les mots qui manquent est une expression Claudio... il manquent sur le "papier" pas dans la tête... si j'avais du espérer que quelqu'un comprenne sans devoir expliquer c'est bien toi... mais bon, ça t'a permis de t'exprimer c'est le principal...
Doms j'ai jamais dit que c'était facile... mais à ne faire que des choses faciles ont devient des légumes...
quand on fait quelque chose de personnel, c'est justement là qu'on a le plus besoin de retour, d'écho... on se donne un peu (ou beaucoup), c'est rassurant de savoir qu'en face on a bien été reçu...
Enfin c'est ce que je pense...
Nombreux sont ceux qui ont dit, pendant trop longtemps « Je n’ai pas envie de raconter mes souvenirs. Qui intéresseraient-ils ? peut-être, mes petits enfants! » Il faut se souvenir qu'à la fin de la 2ème guerre mondiale, il fallait oublier. Oublier ce passé trouble des français (plus que l'on pense), cacher tous ces oripeaux (les tenues des déportés, etc.). Tellement convaincu qu'il fallait oublier, qu'ils n'en parlèrent ni à leurs conjoints, ni à leurs amis, ni à leurs enfants. Combien sont morts quelques années plus tard, sans aucune reconnaissance de la France. Cette période a été atroce et les mots ne sont pas suffisant pour relater ce qu'ont enduré les résistants et les déportés. Il ne faut pas oublier, que la plupart d'entre eux ne sont pas revenus des camps d'extermination. Alors pourquoi, eux, en sont-ils revenus? Je sais que cette question hantait mon père, comme s'il était coupable d'avoir échappé aux nazis. Par contre, tous ces témoignages ne peuvent qu'être bénéfique à ceux qui ne connaissent personne ayant vécu ces moments. Ces mots simples rendent un vécu que l'on ne retrouve pas dans certains livres, même s'ils sont bien écrits. Imaginons, un instant que les négationnistes n'aient pas exister…
Merci Patrick pour ces posts. Ces mots ne sont pas "une bouteille dérivant dans la mer des connections". L'essentiel est qu'ils soient lus, non pas pour l'auteur de ces lignes, mais pour le lecteur, pour que ces lignes traversent son esprit, sa conscience.
Enfin... Il est ici question, de recueil et de mémoire.
On peut aussi espérer que ces situations dramatiques, par le travail du souvenir ne se reproduisent pas.
Mais, il n'y a pas si longtemps que notre ilot de "démocratie" est en paix, et récemment pas si loin de nous, les bruits de bottes et les lettres de cachet ont encore sévit.
Après guerre, les peuples ont encore et encore souffert, des libérés d'un jour, initialement incarcérés par ce que Juifs, se sont retrouvés de nouveau derrière les barbelés par ce que ... Allemands, et les horreurs que nous ne connaissons pas sont certainement plus immenses que toutes celles que nous pouvons connaître. Les Balkans, l'Algérie, Le Caucase, l'Ukraine, le Rwanda, la Sierra Léone, le Congo,La Colombie, Le Guatemela, le Honduras.... la liste est encore longue.
Peut être que seuls les pôles extrêmes de notre globe, vu les conditions, climatiques, n'ont pas connu l'horreur et la délation?!
Moi non plus je ne sais pas trop quoi dire...
Si ce n'est heureusement qu'il y avait des gens comme lui.
Ces deux derniers textes m'ont fait penser à mon Grand Père Michel COTTALORDA que je n'ai, moi aussi, jamais connu car il a été tué le 15 novembre 1915 sur le front à MASSIGES. Son nom est gravé sur le monument au mort de la Ville de NICE. J'ai pensé aussi à mon Parrain, Sirio FABBRI, fusillé par les allemands , le 18 juillet 1944 à l'âge de vingt ans. Son nom et sa photo se trouvent sur le mur des Martyrs de la Résistance sur la place centrale de BOLOGNE en ITALIE . Tout au long de ma vie ils ont été présents et m'ont aidé, par leur exemple et leur sacrifice, à affronter les difficultés de la vie, en particulier de la vie militante. Henri COTTALORDA
Je ne ferai pas de commentaire; il suffit de lire!!
René avait eu le temps de faire part de son histoire par un document que j'ai eu la chance de lire.
Ce témoignage exceptionnel doit être transmis.
Je l'ai prété à de nombreuses personnes. Hélas un jour il ne m'est plus revenu.
Il serait bien de le retirer!!
je l'ai fait retirer il est à la dispo de ceux qui le veulent...
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